Deligny et le langage
Barre, bar, se barrer, barrer B « art », café, comptoir, j'embrasse ces différentes déclinaisons, et pense et poursuis mon parcours d'écriture.
Ce qui m'intéresse c'est d'articuler mon expérience du territoire (via le café des pratiques) et la production d'une œuvre en déployant la langue et en pensant la question de la lettre.
Pour ce faire je pars de Fernand Deligny et en particulier de sa «tentative», dans les Cévennes, menée à partir de 1968. Mon attention se portera sur le jeu avec et sur les mots qui caractérisent sa langue et d'où émergent des lettres : «Y», « S' », « I » ... Alors même que sur les lieux de la « tentative », le langage est écarté : si relation il y a entre les enfants autistes et ceux qui vivent avec eux, c'est dans le « faire » et dans le commun - un commun qui n'appartient ni à l'un ni à l'autre. Des cartes retracent le « coutumier » de cette vie, les trajets sur le petit territoire, mais aussi indiquent des points de rencontre, des tâches en train de s'accomplir, des gestes, des objets. Fernand Deligny a lu Jacques Lacan ; son usage du texte, de la langue, de la lettre, n'est pas concevable sans cette lecture. Et cependant dans la tentative des Cévennes il choisit d'écarter le langage verbal, et tout ce qui va avec, du quotidien des petits groupes vivants en quasi autarcie, composés d'un ou deux adultes, « présences proches », avec quelques enfants autistes. Il écarte le symbolique au profit de la géographie, du territoire pratiqué, des trajets dans l'espace. Qu'est-ce que cela signifie et implique?
C'est justement dans cette tension entre le symbolique et la géographie, entre langage verbal et territoire, que je situe aujourd'hui la perspective pour développer mon propre travail artistique.
Je relis Jacques Lacan. Je m'appuierai en particulier sur deux textes, « L'instance de la lettre dans l'inconscient » (1957) et « Lituraterre » (1971), qui est une reprise de ce premier. Lacan est un point d'appui d'autant plus fort que j'y retrouve ma « barre », plus particulièrement la barre de l'algorithme saussurien, que Lacan va rendre moins barrante. Et cette barre chez Jacques Lacan est enjeu même de l'inscription du sujet; elle est aussi « trait unaire ».
Mettre en question le schéma saussurien S/s c'est aussi mettre en cause l'arbitraire du signe et mobiliser une pensée plus lointaine.
Je m'engagerai dans une recherche sur l'origine du langage et les spéculations mythopoétiques, qu'elle a suscitées. J'ai commencé par me plonger dans les écrits d'Antoine Court de Gébelin, écrivain du 18ème siècle qui, en étudiant l'origine du langage, est arrivé à la conclusion que le langage métaphorise le réel, aussi bien dans son aspect sonore que visuel. La visée d'exhaustivité et l'exubérance de ces écrits (environ 9 volumes) constituent un inventaire détaillé et systématique sur les langues, mais aussi une lecture allégorique du monde. Antoine Court de Gébelin, émerveillé par la cohérence des systèmes linguistiques dérive vers une utopie d'unification. J'étofferai ce point de départ par la lecture de deux ouvrages clés : Poètes et Grammairiens au 18ème siècle de Jean Roudaut et Mimo/ogiques de Gérard Genette, dont le sous-titre « Voyage en Cratylie » fait référence au dialogue de Platon, le Cratyle, qui a posé la question du langage comme objet conventionnel ou naturel. L'enjeu est de rapprocher des champs qui ne communiquent pas forcément : l'expérience du territoire, Lacan, les spéculations sur l'origine du langage, et de voir ce qu'il en est de l'usage de la lettre chez les artistes à partir des années 1960. Je me pencherai dans un premier temps sur deux artistes : Marcel Broodthaers et Robert Filliou. Un autre point de départ de ma recherche sera le catalogue de l'exposition Poésure et Peintrie qui, en 1993, fut la première somme consacrée à l'histoire des formes qui mêle poésie et arts visuels depuis la fin du 19e siècle. Les questions qui sous-tendent ma recherche n'y sont pas abordées spécifiquement, mais l'ouvrage constitue un socle historique très utile. Afin de présenter l'état de ma réflexion, je propose d'en extraire trois passages, que j'étofferai au fur et à mesure de l'avancée de ma recherche.
Deligny et le langage.
En 1967, dans les Cévennes, Fernand Deligny tente de faire vivre Janmari, un enfant jugé « Irrécupérable, Insupportable, Invivable, Irréductible » par la psychiatrie officielle. Dès 1968, il fonde un réseau de prise en charge d'enfants autistes et s'entoure de non professionnels, « présences proches », « créateurs de circonstances ». Ensemble, ils cherchent à créer un espace commun primordial hors du langage : plutôt que de désigner chaque enfant par un symptôme, par une déficience ou par le nom dans lequel il ne se reconnaît pas, ils l'envisagent à partir de sa présence. C'est ainsi que naissent les cartes, tentatives de transcrire l'expérience de l'espace et les trajets coutumiers des enfants sur le territoire.
Le projet est donc de vivre avec ces enfants, en les associant sans contrainte aux activités de la vie quotidienne réalisées par les adultes. S'ils ne parlent pas entre eux, ni aux enfants, c'est pour ne pas les enfermer derrière « la grille du langage » écrira Deligny. « Notre langage fait grille pour eux, qui ne sont pas dans le langage ».
Sur le territoire, un véritable dispositif est mis en place. Les lieux de vie sont dispersés, l'ensemble s'étend sur sept hectares. Le temps est rythmé par le travail à faire , aller chercher l'eau, préparer à manger, nourrir les bêtes, faire le pain, fabriquer des vêtements, réparer des objets. Dans Ce gamin, là, Renaud Victor, rend visible ce quotidien. On y repère l'importance des choses, les ustensiles de la vie quotidienne (vaisselle, seaux), les outils (scie, maillet), des instruments de musique (flûte, guimbarde, tambourin). Et des objets singuliers, mis en espace, qui vont servir de « simulacres ». Le simulacre, c'est quand l'adulte tape, fait rouler, sonner mais pour rien dans l'ordre des choses ou amplifie ses gestes. Et s'il permet de déclencher « l'agir» des enfants autistes, il n'est pourtant destiné à aucun d'eux. « Il ne s'agit pas d'aller vers ces enfants, ni de s'occuper d'eux, ni de s'adresser à eux », mais d'aménager une aire pour que quelque chose advienne.
Pour exemple, dans une séquence du film, l'adulte apporte deux paniers, tape une pierre avec un maillet et frappe dans les mains, ouvrant ainsi le temps du rangement de la vaisselle. L'adulte range la vaisselle et embarque un premier enfant dans sa danse. Il faudra attendre le deuxième coup de maillet, pour que le second enfant s'y mette au rangement, passe dans l'agir, emporté dans le faire de l'adulte
Le troisième coup porté annonce la fin du rangement, un panier sera rapporté par l'adulte et le second par les enfants.
La « pierre à permettre », une sorte d'évier taillé dans une large pierre sur laquelle est lancé un dé de bois dont les faces sont muettes est un autre exemple de simulacre.
« cette pierre à permettre
des initiatives
en gerbe
comme en tapant sur une pierre
il arrive que ça fasse des étincelles »
La voie off de Deligny ouvre une séquence où l'on voit Janmari qui utilise cette pierre, puis décide d'apporter un jerrican d'eau. La pierre engage l'initiative. Le simulacre est une adresse et non une injonction aux enfants autistes, compensant le défaut du langage. Les cartes sont une autre réponse: « Nous nous sommes mis à tracer les mouvements, les déplacements, les trajets. » « Tracer ce que notre regard était capable de voir, de saisir et de nous rapporter ». Les cartes permettent aux adultes de voir, elles rendent compte de leur pratique. Dans un entretien avec Isaac Joseph, « le symbolique et l'infinitif », Deligny décrit précisément ces simulacres, dont deux indiquent deux transcriptions possibles sur la carte.
Lorsque le simulacre s'inscrit à l'entrecroisement du coutumier, il est représenté ainsi
La barre verticale représente l'adulte, le trait horizontal le fil des choses, et le zigzag horizontal correspond à l'intervention de l'adulte dans le coutumier.
Mais lorsque l'adulte s'adresse à l'enfant, et que cela fait injonction, que cela fait langage, avec possibilité de domestication, le zigzag est alors à la verticale.
Les cartes aident les «présences proches» à « s'apercevoir qu'il y a conjugaison de leur efforts » mais aussi qu'elles sont là « contre leurs manigances, aussi impersonnelles soit-elles, aussi inintentionnées soit-elles ». Elles sont des garde-fous et participent à l'évacuation du langage. En comparant les différentes cartes, on peut lire la façon dont les enfants et les adultes font « corps commun ». Mais Deligny a bien précisé qu'elles ne sont pas des inventaires, mais « des œuvres d'art», ajoutant: «(quoique tracer n'est pas dessiner). C'est à la fois exact et intuitivement tracé ».
Au début de Ce gamin, là, il commente des «fleurs noires» sur les cartes, qui correspondent à un symptôme psychotique de Janmari, autrement dit « un mouvement d'horlogerie », un « tourner en rond » et un « se balancer ». Puis les fleurs prennent de moins en moins de place, sont de moins en moins visibles :
« .. .les fleurs noires ont disparu
ou bien elles n'ont plus été perçues
pour l'un de nous traçant
ça ne nous regardait plus ces fleurs noires
ce gamin était des nôtres »
Monde des mots crée le monde des choses, comme le dit Lacan, et qu'en même temps le mot tue la chose. Il refuse donc de s'assujettir au langage et se maintient du côté de ce que le langage rate : le réel.
« Au défaut du langage », c'est le tire d'un Cahier de l'immuable, publié en 1976 pour rendre compte de la tentative à l'extérieur, pour renseigner « ceux qui de loin en sont curieux ».
« alors que la psychanalyse, à ce qu'il m'en semble cherche à faire la preuve de l'existence du langage tout puissant, ces CAHIERS vont paraître à l'enseigne qui est sur la couverture : AU DÉFAUT DU LANGAGE. Enseigne qui devrait faire dérive et nous maintenir dans un autre fil qu'enseigner ou renseigner. »
Est-ce que Fernand Deligny, au travers de ce titre fait référence au « défaut des langues » évoqué par Stéphane Mallarmé dans «Crise de vers », étudié par Gérard Genette dans un chapitre de Mimologiques intitulé « Au défaut des langues » ? Un fil à suivre. Une chose est sûre : Marcel Broodthaers s'est emparé de cette question dans son propre travail.
Cartes et lignes d'erre, Traces du réseau de Fernand Deligny 1969-1979, Parsi, L'Arachnéen, 2013, p. 93.
Fernand Deligny, Nous et l'innocent, cahier central, coll.« Malgré tout», Paris, François Maspéro, 1975