Marcel Broodthaers :        espace et lettres






Marcel Broodthaers, à 40 ans prend le masque du plasticien. 
En 1964, à la Galerie Saint-Laurent à Bruxelles, il abandonne la poésie, et passe sur le terrain des arts plastiques. Le carton d'invitation indiquait clairement sa motivation : 
«Moi aussi je me suis demandé si je ne pouvais pas vendre quelque chose et réussir dans la vie. Cela fait un moment déjà que je ne suis bon à rien. Je suis âgé de quarante ans ... 
L'idée enfin d'inventer quelque chose d'insincère me traversa l'esprit et je me mis aussitôt au travail. Au bout de trois mois, je montrai ma production à Ph. Edouard Toussaint le propriétaire de la Galerie Saint-Laurent. Mais c'est de l'art, dit-il, et j'exposerais volontiers tout ça. » 
Pour l'occasion, il plâtre un paquet de cinquante exemplaires invendus d'un recueil de poèmes, Pense-Bête : « Le papier d'emballage déchiré laisse voir, dans la partie supérieure de la "sculpture", les tranches des livres (la partie inférieure étant donc cachée par le plâtre). On ne peut, ici, lire le livre sans détruire l'aspect plastique. Ce geste concret renvoyait l'interdiction au spectateur, enfin je le croyais. Mais à ma surprise, la réaction de celui-ci fut tout autre que celle que j'imaginai. Quel qu'il fût, jusqu'à présent, il perçut l'objet ou comme une expression artistique ou comme une curiosité. "Tiens, des livres dans du plâtre !" Aucun n'eut la curiosité du texte, ignorant s'il s'agissait de l'enterrement d'une prose, d'une poésie, de tristesse ou de plaisir. Aucun ne s'est ému de l'interdit. Jusqu'à ce moment, je vivais pratiquement isolé du point de vue de la communication, mon public étant fictif. Soudain, il devint réel, à ce niveau où il est question d'espace et de conquête ... »
En réifiant la poésie, Broodthaers déplace la production de sens. Il se lance à la « conquête de l'espace » et fait travailler dans ses œuvres la relation entre l'espace (espace du livre, espace réel, espace fictionnel, lieu d'exposition) et le poétique. 
Ainsi en 1968, La carte du monde poétique, élaborée à partir d'une planisphère ordinaire, est la correction à l'encre « politique » ; deux lettres, L et I, ont été barrées de manière à faire apparaître le mot« poétique». En 1969, il reprend le poème de Stéphane Mallarmé, Un coup de dés jamais n'abolira le hasard et en fait une image : il reproduit le poème mais en remplaçant les mots par des lignes noires. Il le spatialise. Rien d'étonnant qu'il se soit ainsi approprié cette œuvre de Mallarmé, dont il dira qu' « il invente inconsciemment l'espace moderne ». Mallarmé est aussi le poète qui rémunère « le défaut des langues » en rapport « aux valeurs du cratylisme ». 
Marcel Broodthaers inscrit son œuvre dans une pensée du langage. L 'Erreur (1966) est un tableau dont la moitié supérieure est occupée par le mot « Moules », inscrit à la couleur jaune d'œuf en caractères cursifs, et la moitié inférieure par cinq rangées de véritables coquilles d'œufs collées. La surface picturale est affectée au dessin d'un mot et à quelques « coquilles ». L'Erreur renvoie à La Trahison des images (1929) de René Magritte. Le tableau de René Magritte représente une pipe, accompagnée de la légende : « Ceci n'est pas une pipe. » Magritte montre que, même peinte de la manière la plus réaliste qui soit, une pipe représentée dans un tableau n'est pas une pipe, elle reste une image de pipe. Dans L'Erreur, le mot et la chose ne s'annulent pas, ne sont pas hiérarchisés, mais se côtoient dans une fausse contradiction. Les coquilles d'œufs sont en effet de vraies choses, et même potentiellement des moules, en tant que formes vides. Le mot « Moules » est une représentation. Mais le mot et la chose ne peuvent s'emboîter entièrement, ni départager le vrai du faux. Le langage, l'outil initial de Broodthaers, est devenu chose. 
L 'Erreur fait référence à l'algorithme saussurien « Signifiant sur signifié ». Ce rapport est repris par Lacan dans « l'Instance de la lettre dans l'inconscient» (mai 1957). Lacan y développe ce qu'il appelle « l'incidence du signifiant sur le signifié ». A la séparation matérialisée par la barre, entre l'ordre du signifiant et l'ordre du signifié, et à l'arbitraire de la connexion entre signifiant et signifié, il oppose le fait que« du signifiant s'injecte dans le signifié». Pour Lacan, le signifiant prime le signifié. Ce franchissement de la barre entre signifié et signifiant opère selon lui par le jeu des signifiants entre eux, chez chaque individu, avec un glissement incessant du signifiant sous le signifié qui s'effectue en psychanalyse par les formules de la métonymie et det de la métaphore, qu'il nomme « lois du langage » de l'inconscient. 




 Sans titre, feutre sur papier canson, 2014.




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