Un jeu de lettre(s)        
    exemplaire 





Un jeu de lettre(s) exemplaire - L (aile, elle) 


« Le poète est chose ailée », dit Platon dans le Ion ( environ 400 av. J.-C.)25. Les poètes sont « semblables aux abeilles, ailés comme elles » ; ils vont « aux fontaines de miel dans les jardins et les vergers des Muses » où « ils cueillent leurs mélodies ».

« Chose ailée » traduit le mot ptènon en grec ancien, qui signifie «ailé », pourvu d'ailes, d'après ptéron, l'aile. Un tableau hypergraphique d'Isidore Isou figure l'aile brisée de l'inspiration divine aux pieds d'un scribe. Un commentaire, qui était déclamé, indique : « La peinture existait parce que les scribes anciens avaient quitté par leurs mots le réel divin»26. L'aile est placée entre les jambes du scribe. La lettre 1 en cursive dessine une courbe qui peut évoquer la forme d'une aile. Mais le L majuscule correspond à la posture du scribe plus qu'à la courbe de l'aile. Le poète lettriste joue de ce contraste. Selon le principe du rébus, l'aile complète le « ré » de « réel » ( « le réel divin »).


Le pseudonyme « Isidore Isou » traduit « Ô Isis Dieu Or » qui est un paragramme ( ou anagramme approximatif) de « Ô Dieu Osiris ». Cette allusion au couple de dieux égyptiens participe de la mythologie individuelle du poète lettriste ; elle procède également de l'égyptomanie des « grammairiens » du dix­huitième siècle qui, par un exercice de comparaison entre les langues dites « primitives », espéraient retrouver les origines du langage et de l'écriture. L'un d'eux, Antoine Court de Gébelin fabriqua un tableau synoptique pour reconstituer un « alphabet hiéroglyphique et primitif de seize lettres » 27. Le tableau est introduit par cette déclaration : « Toute écriture étant hiéroglyphique, il en résulte nécessairement que l'écriture alphabétique l'est également; et l'on n'aura pas de peine à s'en convaincre, lorsqu'on examinera les figures primitives qu'offrait l'alphabet dans sa naissance, et les rapports de leurs objets avec l'organe qui produisait le son noté par chacune de ces figures. »28 Selon ce principe, la lettre L correspond à l'aile, et cette correspondance se décline dans diverses langues, depuis le chinois jusqu'à !'étrusque, au travers de variations sur un motif pictographique schématisé. Court de Gébelin supposait que les langues primitives avaient concouru à l'établissement d'un alphabet qui était l'image allégorique de l'homme comme accomplissement de l'univers créé. La lettre L occupait une place importante dans cet assemblage idéal: « Elle se prononce de la langue ; et elle est par là-même de toutes les lettres la plus coulante, la plus fluide, la plus liquide, la plus volatile, si on peut se servir de cette figure. 
La situation du délire, qui combine esprit de système et désinvolture, se retrouve chez de nombreux artistes, poètes ou grammairiens, qui ont spéculé sur les jeux de lettres et les étymologies. La lettre L, qualifiée de« nom naturel» par Court de Gébelin, s'est diffusée dans le territoire de la poésie visuelle. L'aile est la contre­figure de l'outillage rhétorique que la tradition épique avait associé à l'armement des héros. Mais dans !'Antiquité, le domaine de la poésie n'était pas limité au genre épique; le lyrisme est une alternative, un autre registre de la « chose ailée » (Platon). Le poète peut être mal armé mais doué d'ailes. À la fin de sa vie, Robert Filliou orthographiait son nom en multipliant les L. Il signait Filllliou, inscrivant ainsi dans son nom la fluide abondance du corps ailé décrit par Court de Gébelin : « Des ailes, des bras, et par analogie, des flancs ... » Enfin, puisque Ger! sans aile, c'est la guerre, je me trouve moi­même engagée, au féminin, dans le délire poétique des jeux de lettres. 





Fabrice Flahutez, Le lettrisme historique était une avant-garde, Dijon, Les Presse du réel, 2011, p.189.




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